Arthur Rimbaud, « Ophélie », Cahiers de Douai, 1870, (première publication, 1891)

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Le jeune Arthur Rimbaud consacre un poème à la mort d’Ophélie, la fiancée de Hamlet, personnage éponyme de la pièce de Shakespeare (1603). Ophélie est devenue folle après que Hamlet, l'assassin de son père, l'a abandonnée car trop préoccupé par la vengeance de la mort de son propre père. C'est en cherchant à accrocher des guirlandes de fleurs à un saule qu'elle tombe dans l'eau.


                                                    I

           Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
           La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
           Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
           – On entend dans les bois lointains des hallalis1.

5         Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
           Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ;
           Voici plus de mille ans que sa douce folie
           Murmure sa romance2 à la brise du soir.

           Le vent baise3 ses seins et déploie en corolle4
10       Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
           Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
           Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

           Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
           Elle éveille parfois, dans un aune5 qui dort,
15       Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
           – Un chant mystérieux tombe des astres d’or.


                                                    II

           Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
           Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
           – C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège6
20       T’avaient parlé tout bas de l’âpre7 liberté ;

           C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
           À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
           Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
           Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;

25       C’est que la voix des mers folles, immense râle8,
           Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
           C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle9,
           Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

           Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle !
30       Tu te fondais à lui10 comme une neige au feu :
           Tes grandes visions étranglaient ta parole
           – Et l’infini terrible effara11 ton œil bleu !


                                                    III

           – Et le Poète12 dit qu’aux rayons des étoiles
           Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
35       Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
           La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.


Arthur Rimbaud, « Ophélie », Cahiers de Douai, 1870 (première publication 1891)


1. Hallalis : cris qui annoncent la mise à mort du gibier lors d'une partie de chasse à courre.
2. Romance : chanson sentimentale. Ophélie en chante plusieurs dans Hamlet.
3. Baise : embrasse.
4. Corolle : couronne formée par les pétales d'une fleur.
5. Aune : (ou aulne) arbre poussant dans des lieux humides.
6. Norwège : orthographe courante à l'époque de Rimbaud mais en réalité l'action de la pièce Hamlet se déroule au château d'Elseneur, au Danemark.
7. Åpre : ici, dur au sens de difficile à assumer.
8. Râle : cri rauque souvent employé pour désigner les sons émis par les mourants.
9. Un beau cavalier pâle : Hamlet, qui feint la folie.
10. Tu te fondais à lui : tu te blottissais contre lui ou tu fondais à son contact.
11. Effara : effraya.
12. Le Poète : Shakespeare.

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